Chronique extraordinaire
Carnaval brutal à Cravant
La maison en bois
sculpté a disparu, mais les traces d’un passé glorieux
subsistent .
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En janvier
1780, à Cravant, les festivités de Carnaval tournèrent à
l’aigre, avec distribution de horions et dépôt de plaintes, sur
fond de querelles de voisinage et de règlements de comptes.
Pour tous ceux qui transitent à travers l’Yonne via la Nationale
6, Cravant, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Auxerre, se
résume à l’enchaînement de deux ponts enjambant l’Yonne et le
canal du Nivernais, ainsi qu’à un dangereux virage à angle
droit. Cravant, pourtant, s’enorgueillit d’une riche et longue
histoire, ainsi qu’en témoignent, aux Bréviandes, de nombreux
vestiges d’habitations antiques. Le village fut, en 1780, le
théâtre d’un carnaval mouvementé, dont les archives judiciaires
conservent la trace.
Les fêtes de carnaval, à l’époque, c’était quelque chose ! L’un
des temps forts de l’année, l’exutoire de toutes les
frustrations, le défoulement de toutes les passions : de folles
journées, dont les survivances actuelles ne donnent qu’une pâle
idée. Du samedi précédant le Mardi-gras jusqu’au mardi suivant
le premier dimanche de Carême, à l’abri des masques, tout ou
presque était permis. Il va sans dire que les autorités
religieuses et civiles ne voyaient pas d’un bon œil ces
débordements volontiers licencieux. Au XVIIIe siècle, Carnaval
commençait à décliner, battu en brèche par les sermons religieux
et les mesures de police. Les campagnes restaient cependant
fidèles à ces bacchanales hantées d’esprits chauffés à blanc, où
un rien suffisait à mettre le feu aux poudres.
« Le sang coule de toutes parts »
En ce dimanche 31 janvier 1780, le carnaval bat son plein à
Cravant. Nombre de masques grotesques s’ébattent au son des
tambours et autres instruments, à la grande joie de tous les
habitants du village. Enfin, de presque tous. Car les sieurs de
Nesvres (descendants d’une famille avallonnaise fixée à Cravant
depuis le XVIIe siècle, qui a fourni plusieurs capitaines de la
ville), peu disposés à faire la fête, se sont retranchés dans
leur demeure. Ils sentent monter leur colère, à mesure que se
rapproche le tintamarre des joyeuses farandoles. N’y tenant
plus, Michel de Nesvres « sort, furieux, gourmande le peuple
entier sur ce qu’il ose être gai, insulte les auteurs de ces
plaisirs, prend pour prétexte les chevaux qui passent et dont il
faut en silence respecter la marche, menace de faire démasquer
toute la troupe et va jusqu’à porter le poing sur un de ceux qui
la composent », raconte un texte d’alors.
L’affaire aurait pu en rester là. Mais une demi-heure plus tard,
Michel de Nesvres envoie son domestique à la recherche des
masques, avec mission de les rosser. Ce dont le valet s’acquitte
avec succès, avec ses poings et ses sabots. Le maître revient
lui aussi à la charge, armé d’une lame : « Il frappe sur des
gens sans armes et sans défense ; le sang coule de toutes parts
et le combat ne finit que lorsque l’un des masques plus fort ou
plus adroit s’est saisi de l’arme meurtrière et est parvenu à en
casser la lame », rapporte le chroniqueur.
Ramenés chez eux, les blessés décident de porter plainte. Le
juge de Cravant, le sieur Matherat, réside à Saint-Bris.
Invoquant un gros rhume, il refuse de se déplacer : « Mais
comme la Justice ne peut et ne doit manquer jamais,
souligne-t-il, le plus ancien des praticiens du siège,
suivant l’ordre du tableau, peut me remplacer ». Voici donc
maître Vincent chargé de l’affaire, assisté du sieur Séry,
greffier (parent d’un accusé, le greffier ordinaire a été
récusé).
Après avoir enregistré les dépositions des témoins, des blessés
et des chirurgiens, le juge condamne les agresseurs, accorde des
dédommagements aux blessés et décerne contre les De Nesvres des
décrets d’ajournement personnel.
Un guet-apens six ans auparavant
L’affaire, de nouveau, aurait pu en rester là. C’était sans
compter avec la rivalité opposant, de longue date, maître
Vincent et les frères De Nesvres, au sujet des affaires
municipales. Six ans auparavant, en 1774, le juge avait été
victime d’un véritable guet-apens. Sous le prétexte d’une
recherche de titres, l’un des frères de Nesvres l’avait attiré
dans une maison située à l’écart du bourg. « Là, le sieur de
Nesvres et ses agents lui ferment la bouche avec un mouchoir, le
terrassent, lui coupent la ceinture de sa culotte, le flagellent
avec des verges d’osier et lui portent d’autres coups avec une
telle violence qu’ils lui occasionnent 35 contusions sur le
corps, la perte d’un œil et une hernie ». Les deux ennemis
avaient eu beau se réconcilier officiellement le 5 septembre
1774 devant le notaire Chapotin : dans cette bourgade
provinciale, l’affaire avait laissé des traces. Chacun comptait,
parmi sa famille, ses amis, ses connaissances, des personnes
concernées, dans un camp ou dans l’autre. De là à penser que le
rhume du juge de Saint-Bris, au soir du carnaval, avait une
origine diplomatique… Peut-être maître Matherat préférait-il ne
pas encourir les foudres du belliqueux prévenu. Sans pour autant
le soupçonner de complot, il n’est pas non plus interdit de
croire que le juge Vincent, se retrouvant en position de force
face à ses anciens persécuteurs, a saisi cette belle occasion de
se venger.
Fut-il partial ou non dans l’affaire des violences du carnaval ?
Toujours est-il que d’accusés, les frères De Nesvres se muent en
accusateurs. Les voici qui déposent plainte en prévarication
contre le juge, en subornation contre les témoins de Cravant.
Les juges d’Auxerre se laissent convaincre, et déclarent
l’ajournement du juge Vincent. Qui, exaspéré par ces
tracasseries, décide de faire appel. Son avocat, maître
Mitandier, rédige pour la circonstance un opuscule de 28 pages :
le texte grâce auquel l’affaire est arrivée jusqu’à nous. Le
« Mémoire pour maître Vincent, procureur en la justice de
Cravant, en Bourgogne, et Louis Séry, demeurant au même lieu,
appelant de décrets d’ajournement personnel contre eux décernés
au baillage d’Auxerre contre les sieurs Edme et Michel de
Nesvres, bourgeois dudit lieu de Cravant, intimés » fut imprimé
en 1781 à Paris, chez Demonville, rue Christine, au coin de la
rue des Grands-Augustins. Le juge obtint-il satisfaction ? Des
suites de son appel, l’histoire n’a pas conservé la trace.
Quelques années plus tard, les tensions et mesquineries de
Cravant et d’ailleurs allaient se voir balayées par le souffle
d’une tornade : la Révolution française.
Documentation : « Un carnaval mouvementé à Cravant en
1780 », communication de Pierre Haasé, « Le Paissiau », début
des années 80.
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